Le témoignage que vous ne pourrez plus oublier une fois lu.
"Jeudi 8 septembre 2022, je suis tombé. La machine que je pensais huilée et rompue aux épreuves de la vie active s'est grippée".
Par Luc Labadie
C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages ; le mec, au cours de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer «jusqu’ici tout va bien » ...« jusqu’ici tout va bien » ... « jusqu’ici tout va bien » ...« jusqu’ici tout va bien», ...mais l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage.
La Haine-1995
Conséquences d'un Burn Out
Jeudi 8 septembre 2022, je suis tombé. La machine que je pensais huilée et rompue aux épreuves de la vie active s’est grippée.
Réveillé vers 4 heures du matin par des soucis gastriques ayant déjà provoqué plusieurs infections pulmonaires, assis sur le lit les yeux scotchés au plafond, l'agenda de la journée défile avec son cortège d’invitations à des « daily stand up», « urgent ; deal breaker » et autres « Project X; action required»,....Autant de priorités qui s’invitent et se télescopent ; autant de difficultés à trier et isoler un sujet sur lequel se concentrer. Au fond, rien de plus que les autres jours, rien de différent non plus. Comme souvent, je finis par me rendormir à moitié assis, quelques minutes avant que la sonnerie du réveil ne m’extirpe d'une torpeur profonde. La chape de plomb familière me tient cloué au lit ; ce matin, je ne vais pas me lever, je ne vais pas y aller. Je ne «peux» pas. Finalement le sens du devoir, la crainte de reporter au lendemain déjà saturé une journée chargée et un reste d’éducation («on ne montre pas ses faiblesses», «quand on veut, on peut») m'en procurent l'énergie.
Quelques minutes plus tard je suis en retard, le Burgman trace sur le périphérique intérieur entre deux files de voitures. Après la Porte d'Aubervilliers, il y a cette belle courbe qui s'amorce sur la droite. Mais ce matin, l’esprit verrouillé, la vue se trouble, je ne vais pas tourner, je vais continuer à filer droit dans le virage, heurter la Peugeot rouge, tomber, me faire mal, suffisamment pour que ça s'arrête tout de suite, là, maintenant! Et puis cet éclair de lucidité, l'instinct, je pense à Delphine, à Isis et à Milo, l'image brouillée redevient nette. Je retrouve mes esprits, suffisamment pour donner le change au bureau jusqu’au weekend et prendre le temps de parler, écouter, réfléchir pour finalement décider de demander de l’aide. Mon Généraliste me propose de prendre quelques jours et m’encourage à rencontrer un Spécialiste. La honte vis-à-vis de Delphine et des enfants, la culpabilité à l’égard de mon équipe et de mes pairs, les années de «formatage » me font hésiter. Mais il y déjà eu cette alerte dans le passé et je me range à l'avis du médecin.
Quelques jours plus tard, le Psychiatre établit son diagnostic au bout d'une série de questions «Vous continuez à voir vos amis, à pratiquer une activité sportive, à faire de la musique, c’est encourageant; le souci, c’est votre cerveau qui n’arrive plus à traiter les informations liées au travail, la pression, l'accumulation des situations de stress». Distanciation, dépression, angoisse sont évoquées; «on appelle ça aussi un BurnOut ; c’est une maladie, elle se soigne. Vous allez devoir suivre un traitement, vous déconnecter de votre environnement professionnel pendant quelques temps, prendre soin de vous, vous recentrer».
J'ai rapidement ressenti le besoin d’écrire, d’abord pour moi, pour m’aider à analyser et comprendre ce qui m’arrivait et pourquoi maintenant, à 59 ans et près de 40 ans d’expérience dans un milieu ou la pression a toujours été présente, alors qu’il n’y a plus d’enjeux ou de risques à 3(?) ans de la retraite, ... Pourquoi maintenant alors qu’en parallèle la sphère du privé, familiale et amicale est toute bonheur et harmonie ? Mon cas n’est pas isolé. Autour de moi, des collègues, des amis avec lesquels j’ai échangé au cours des dernières semaines m’ont raconté des histoires semblables . Alors comment ai-je pu, comment pouvons-nous en arriver là ?
Peu importe la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et rendu cette fois-ci la pression intolérable, me rendant irascible contre ma nature, m’empêchant de réfléchir, altérant parfois mon discernement. Le propos ici ne consiste pas à rechercher de responsabilité du côté de mon employeur ou de ma hiérarchie. J’ai toujours accepté les missions qui m’étaient confiées. J’ai aussi contribué à alimenter le système. Et après plus de 25ans cumulés dans le Groupe qui m’emploie, je ne veux pas mordre la main qui m’a nourri.
Ce que je cherche à faire, c’est comprendre et mettre en lumière les dangers qu'engendrent le Système que nous sommes en train de mettre en place et que nous subissons en même temps; dangers liés à l’accélération de la transformation et aux nouveaux modes d'organisation du travail qui en résultent.
Les avancées technologiques des dernières décennies et dont nous sommes à la fois acteurs, promoteurs et bénéficiaires auraient dû nous libérer dans notre rapport au travail, nous donner du temps et du bien-être, favoriser l’ouverture aux autres, à la connaissance, aux arts, à l’activité physique, à la nature, alors qu'elles génèrent une aliénation toujours plus forte et nous isolent chaque jour un peu plus.
Bien sûr les progrès des 60 dernières années ont engendré des avancées spectaculaires qui marqueront l’Histoire à la hauteur de l’avènement de l’Imprimerie à la fin du Moyen Age, ou des révolutions industrielles des XVIIIème et XIXème siècles.
Dans certains domaines comme ceux de la Santé (mon père me rappelait récemment à 87 ans qu’à sa naissance, l’espérance de vie pour un Homme n’en dépassait pas 54 ans) dans le domaine des transports, du Commerce ou de la Communication au sens large pour n'en citer que quelques-uns, les avancées sont immenses et perceptibles à chaque instant. Mais à quel prix ?
La "financiarisation" de notre économie et la course à la compétitivité qui en résulte ont effacé l'essentiel des bénéfices liés au progrès pour nous pousser à produire toujours plus, plus vite et toujours moins cher.
Aujourd'hui, avec la "performativisation" le système s'emballe ; les rouages s’éliment, la chaîne de transmission est en surchauffe, au bord du déraillement alors que les résultats restent au beau fixe.
En parallèle, le sens des réalités s’estompe. La mécanisation et la robotisation ont contribué à l'avènement de l'ère industrielle. Cela a-t-il libéré l’artisan ? Non, cela l’a transformé en ouvrier pilotant des machines qui fabriquent plus en accélérant sa propre cadence, en éliminant les «temps morts», en réduisant les rapports humains pour optimiser la rentabilité et le temps passé à produire.
La machine, «boite noire» désormais bardée de composants électroniques et informatiques fournis par des sous-traitants ne lui permet plus toujours de comprendre ce qu’il fait, le fonctionnement du produit qu'il ne manufacture plus mais assemble dans le meilleur des cas.
Qui sait encore démonter, entretenir, réparer le moteur d’une voiture ? Qui met encore ses mains dans le cambouis pour remplacer une durite, vérifier une courroie, changer une bougie ?
Aujourd’hui, un séisme similaire à celui qui a secoué et transformé le monde ouvrier est en train de bouleverser celui des services, des cadres et du management intermédiaire. L'histoire se répète, avec les mêmes effets. D’un côté, une organisation du travail qui ne redistribue pas les bénéfices du progrès mais les concentre sur l‘accroissement de la performance; de l’autre la même perte de sens vis-à-vis du produit ou du service livré avec la distanciation et l’aliénation grandissante qui en découlent.
Avec l’avènement du digital et des nouvelles technologies, notre cerveau doit en permanence jongler entre les sujets, le temps s'est rétréci, la communication devenue immédiate, la réponse à une question est attendue dans la minute ; dans les agendas, les créneaux sont désormais "double, voire triple bookés"; les réunions, principalement à distance et déshumanisées (processus accéléré pendant les années COVID) se succèdent sans temps morts pour les préparer puis pour les digérer ; ces mêmes réunions sont désormais enregistrées pour être visionnées (quand?) par ceux qui n'ont pu y participer car invités à d’autres réunions jugées plus urgentes par des managers à la voix plus forte, ou parce qu'ils dormaient (le meeting se tenait dans une autre «time zone»), ou parce qu'ils étaient en congés.
La déconnection, même si elle reste officiellement encouragée par les entreprises est devenue impossible.
L'œil reste rivé sur la boite mail, le matin au réveil, dans les transports, le soir, le weekend, pour vérifier qu'il n'y a pas un problème critique à résoudre, un client ou un collègue à dépanner en urgence.
La journée, la messagerie instantanée reste activée et un interlocuteur peut jaillir à tout instant et poser une question urgente alors que l’on participe vraisemblablement déjà à une réunion en ligne et que souvent simultanément, nous lisons et répondons aux mails en attente.
Les réunions internes qui nourrissaient le lien se font de plus en plus en ligne, les équipes étant souvent à distance, near ou off-shore; idem pour les formations autre fois en face à face et qui ont laissé place à des modules de e-learning qui s’incrustent sans concertation dans les agendas saturés.
Il y a bien une prise de conscience.
Les enquêtes internes se multiplient de la part d’entreprises au fait des nouvelles formes de mal-être mais qui trop souvent, au moment d'agir, semblent plus soucieuses de la normalisation du travail, du déploiement de nouvelles règles et des reporting qui permettront un pilotage de leurs équipes en «temps réel»; plus soucieuses de leur image sur le marché du travail et de leur potentiel de désirabilité sur Glassdoor que de la manière dont leurs employés doivent s’adapter, ou du nouveau rapport au temps qu'ils entretiennent et de la nature du stress qui peut en résulter.
J’ai débuté dans le secteur de la Communication dans une petite boutique alors prestigieuse, chez Feldman, Calleux & Associés (FCA!) à l’époque ou, sans que nous en soyons conscients, le Temps était sacré.
A cette époque, au début des années 80, la Création était Reine, la Production artisanale et locale, les Média et les Études d’une grande simplicité. Je suis né professionnellement au pays des idées et des concepts, des typons et des bromures, dans un monde analogique ou l’on montait des films avec de la colle et des ciseaux.
Les rencontres entre agences et clients se déroulaient en face à face avec des «transparents» en guise de supports de présentation, les échanges de documents se faisaient au rythme de la Poste, des coursiers dans le pire des cas. Les dossiers clients étaient archivés dans des entrepôts à l’autre bout de la France. Les services de documentation étaient disponibles pour dénicher en quelques jours seulement l’information nécessaire à la compréhension d’un marché, à l’élaboration d’une nouvelle stratégie.
Je n’ai aucune nostalgie de ce temps-là, si ce n’est celle du «Temps» qui y était précieux.
Le Temps de réfléchir, de comprendre, le temps de se concerter, d’échanger avant d’agir.
Tout ça, c’était avant la Loi Sapin et l'industrialisation qui en a découlé, avant le début de la consolidation, de la rationalisation, de la diversification, de la globalisation, de la factorisation, de l’avènement des services Achats, de la "professionnalisation" de nos métiers. C'était aussi avant Macintosh, avant Radiocom 2000 et les Bi-Bop, avant Internet et les autoroutes de l'information; bien avant qu’Adobe ne prenne le contrôle technique de la chaîne graphique, que Microsoft, Sales force et SAP n'emportent le reste puis que les GAFAs et les grosses machines de Consulting ne viennent à leur tour troubler la donne et prélever leur dîme.
Aujourd’hui, le media n’est même plus le message.
Les Maîtres absolus sont issus de l’alliance entre l’Offre et la Data.
La puissance, la pertinence, la disruption, la créativité du message ont cédé leur place à «l’Instant» ou l'offre commerciale individualisée sera délivrée à la bonne personne, sur le bon appareil, au meilleur endroit, au meilleur moment.
Doucement mais surement, l’intelligence artificielle, l’automatisation et la sacro-sainte et obscure Data prennent le pas sur l'ensemble, rendant l’ancien artisan plus éloigné que jamais du service qu’il livre de façon parcellaire et dont il ne comprend souvent plus ni la logique, ni le sens, ni le fonctionnement global; à l’instar de l’ouvrier face à la robotique et à l’électronique.
En parallèle, le pouvoir de la création a cédé la place à celui de la Finance et à sa quête illimitée de compétitivité pour rassurer et encourager les marchés ; par voies "d'optimisation des process", "de near-shorisation", "d’off-shorisation", "d'automatisation" une fois encore.
Et le principe de consolidation permanente a toujours le même impact; standardiser les process afin d’augmenter la productivité individuelle, transformer les forces individuelles de proposition en troupes anonymes d’exécution.
Et je sais de quoi je parle; j’ai été et reste un acteur au service de cette transformation avec les process, plateformes et autres outils collaboratifs que j'ai contribué à déployer au cours des 20 dernières années pour en favoriser la mise en place.
Pour peu que cela soit combiné à un manque de confiance de la part de l’individu, au désir de bien faire malgré le sentiment accru de ne jamais en faire assez compte tenu du nombre de projets croissant et de leur niveau de complexité grandissant, sans parler des changements fréquents d’organisation, de management, de caps et de priorités, la surchauffe n'est souvent plus une simple hypothèse. Pour ceux qui parviennent mal à appréhender leurs limites ou qui refusent de l'évacuer en la "déléguant" à leurs équipes, la question n'est plus de savoir si, mais plutôt quand la surchauffe interviendra. En parallèle, le sens politique, le calcul, le faire semblant et la maitrise, en un mot la «Représentation» est devenue plus que jamais cruciale pour exister, avancer et survivre en entreprise. Mais comme le décrit le sociologue Norbert Elias dans un article lu récemment, la rétention des émotions a un prix; elle coûte, use et fatigue. Ressentir la limite de l'acceptable est devenu indispensable pour pouvoir réagir avant qu'il ne soit trop tard et que les dégâts ne soient irrémédiables.
Et Demain ?
L’Homme augmenté sera plus performant, certes. Sera-t-il pour autant plus libre ? Ou plus aliéné ? Qu'adviendra-t-il lorsque les fonctions et services connectés (RFID, Wifi, Bluetooth, accès Internet, géolocalisation, et autres accès aux bases de données) seront greffés dans nos cerveaux? Ou lorsque les exosquelettes, implants et autres transformations génétiques décupleront nos capacités physiques ? L'Homme ultra-connecté et ultra-augmenté ne sera-t-il pas condamné à produire encore davantage parce qu’il en aura les capacités intellectuelles et physiques ?
La Matrix, fusion des cerveaux humains cultivés comme autant de fermes de serveurs en réseau et décrite dans le film éponyme des frères (ou sœurs?) Watchowski nous semblait un cauchemar irréaliste. L'est-il vraiment?
Cauchemardesque certainement. Irréaliste ? Je finis par en douter. Les mondes décrits par Barjavel, Merle, HG Wells, Arthur C. Clarke, Philip K. Dick, George Orwell, Neal Stephenson, Dan Simmons, etc... et qui ont bercé mon adolescence sont devenus ou sont en passe de devenir réalité.
Une réalité qui dépasse souvent la fiction, pour le meilleur parfois, pour le pire trop souvent. Ceux que l'on qualifiait de paranoïaques n'étaient-ils pas les Oracles des temps modernes auxquels nous aurions dû / devrions prêter davantage attention ?
Jusqu'à quel point notre cerveau sera-t-il capable d'absorber?
Dans nos métiers, le cadre vieillissant peut toujours (plus ou moins facilement en fonction des pays /législations) être remplacé par un élément plus jeune, plus souple, plus ambitieux, plus dynamique et bien sûr moins cher. Encore faut-il qu'il soit formé, encadré, guidé.
Mais nos enfants, puisque c’est désormais d’eux dont il s’agit en auront-ils, en ont-ils toujours envie ?
Récemment, à la périphérie des effets COVID, les phénomènes de «Great resignation»,«Big Quit» et plus récemment «Quiet Quitting» ont surgi et permettront peut-être de mobiliser les consciences et d’infléchir la donne.
Un désir de fuite émerge de la part de certains qui semblent ne plus vouloir garder la main coincée dans un engrenage dont ils perçoivent l'absurdité et la toxicité et qui préfèrent partir. Ou rester éloignés des grosses firmes internationales et aller voir et faire ailleurs, vers du plus petit, plus local, plus humain, voire entreprendre pour rester maîtres de leur Temps, de leur Destin (et de leur revenu).
Ces tendances ne sont-elles pas symptomatiques d’une forme de rejet du système et de la perte de sens qui l’accompagne ?
Sur les conseils de mon médecin, j’ai réussi-non sans efforts-à déculpabiliser et à prendre du Temps. Pour la première fois (depuis20ans?), je n'ai consulté ni mails pros ni agenda pendant plusieurs semaines.
Je me suis rendu quelques jours à Riez dans les Alpes de Haute Provence chez mes amis éleveurs Michel et Isabelle, "mettre les mains dans la terre", participer aux travaux de la ferme au rythme du soleil, labourer un champs, installer une clôture électrique pour que les brebis puissent profiter d'une plantation de sorgho avant le premier gel, prélever les agneaux nés du jours, nourrir les moutons et les chiens, préparer la découpe à l’atelier pour la vente aux restaurants, sur les marchés Provençaux et aux supermarchés, passer à la distillerie récupérer les cuves d'huiles essentielles d'Immortelle et de Lavande.
Certes, la technologie a bien sûr transformé le secteur de l'agriculture.
Aujourd'hui le tracteur est équipé du GPS ultra performant qui permet à l'agriculteur de tracer son sillon en mode automatique tout en gardant un œil sur la dernière série Netflix. Mais le sens des choses reste palpable, la chaine de production claire; le gigot qui finit dans l'assiette est le produit du troupeau que l'on fait pâturer dans les alpages l'été en le protégeant du loup, du champ que l'on cultive pour le fourrage hivernal, de l'agneau qui nait et que l'on isole avec sa mère, puis que l'on élève en en prenant soin jusqu'à ses 6-8 mois, avant de le "transformer" pour rester pudique. Tout est limpide.
Le Temps, authentique et linéaire est imprimé simplement et de façon immuable par le rythme de la Nature.
Chaque année depuis le début des années 2000 et à l’exception des deux années COVID, Michel m’invite à participer à la transhumance une journée. En général, le deuxième jeudi d’Octobre, nous partons redescendre la dernière moitié du troupeau, au départ de la cabane du berger située à la lisière du Mercantour jusqu'au village de Colmars-les-Alpes, au fond de la vallée du Haut-Verdon.
Cette semaine, je suis retourné à la Cabane de Chabrimand faire la transhumance et j’ai proposé à Milo-14 ans-de m’accompagner pour la première fois. Durant cette longue journée, entre 5 et 22 heures et malgré la fatigue physique, j’ai pu voir le sourire vissé sur le visage de mon fils du matin jusqu'au soir, la surprise se mêler à la fascination et à l’émerveillement, la gestuelle ancestrale progressivement déteindre sur lui.
Je crois qu’au-delà de l’expérience ressentie, il a compris le message.
Dans le train sur le chemin du retour, lorsque je lui demandais «A ton avis, pourquoi t’ai-je proposé de manquer deux jours de cours pour venir faire la transhumance? Pourquoi avec ta mère, nous avons trouvé ça aussi important que le collège ?»,
Milo a répondu « Pour que je comprenne d’où vient la viande que je mange, comment ça marche la vie, comment on s’arrange avec la Nature, les animaux, les chiens,...comme avant...parce que pour comprendre, il faut le faire soi-même.
Bon, moi j’aime notre vie à Paris, pas question de changer hein? Mais si tu retournes faire la transhumance, je veux revenir, c’était trop grave dingue cette journée,wesh!».
J'ai écrit ce témoignage à l'origine pour moi parce que j’avais la conviction qu’écrire me ferait du bien, m’aiderait à sortir la tête de l’eau, à passer d’un mode 100% réactif à un mode qui me permettrait de prendre un peu de distance et favoriserait la réflexion. J’ai écrit aussi pour Delphine et les enfants. Parce que j'avais du mal à leur parler. Parce que j'avais besoin qu'ils comprennent. Pour les sensibiliser aussi comme je l’ai fait avec Milo en l'emmenant dans le Mercantour. Peut-être au fond aimerais-je pouvoir contribuer à faire bouger les lignes, mais je me fais peu d’illusions.
Ce sera à vous, Isis et Milo, à vous et à votre génération, celle qu’on appelle "Z" comme la dernière d'une ère, de décider du monde dans lequel vous souhaitez vivre. En exploitant votre potentiel, votre enthousiasme et en y allant à fond pour vous y faire une place qui corresponde à vos rêves, mais aussi en restant vigilants, en refusant d'adhérer à un système si vous le trouvez nocif, en vous engageant, en définissant comment vous rendre utiles et contribuer à la Société, retrouver le sens des choses et sans doute repenser le rythme du travail et sanctuariser le temps personnel.
Façonner l’environnement dans lequel vous pourrez vous épanouir et que vous voudrez transmettre à vos propres enfants, ceux de la génération suivante dont l'appellation même reste à inventer. Ayez envie, soyez ouverts, créatifs, mais restez critique! Il vous sera de toute façon difficile de continuer à alimenter une économie guidée par des intérêts souvent opposés à ceux de la planète. Il vous faudra «cracker» le code pour trouver la clé de redistribution des bénéfices liés au progrès, peut-être contribuer à l’invention d’une nouvelle forme de Capitalisme. Il existe forcément un autre modèle tout aussi efficace et plus vertueux, solidaire et respectueux du monde qui nous entoure.
Soyez confiants ! Réfléchir et agir devrait déjà vous redonner un peu de pouvoir sur le monde dans lequel vous vivrez.
Pour vous je reste optimiste, l'Homme a toujours fait preuve d'un grand sens d'adaptation et a su trouver autrement et/ou ailleurs les ressources dont il avait besoin lorsque celles-ci commençaient à manquer.
Pour ma part, «l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage», comme dit l’autre dans La Haine.
Je me sens mieux - enfin je crois - et je m'apprête à reprendre le chemin du bureau. Avec une pointe d'appréhension sur le regard des autres, mon équipe, ma hiérarchie, mes collègues, mes clients.... Et bien sûr une grosse interrogation sur ma relation au travail. J’ai eu beau réfléchir en écrivant. Y penser, y repenser... Comment combiner l'efficacité et continuer à délivrer la valeur que l’on attend de moi avec le recul et la distance dont j’ai besoin? Pourrai-je parvenir à un équilibre en sachant que l’environnement n’aura pas évolué ?
Malgré le constat dressé ici, j’ai envie de rester optimiste et d’y croire en appliquant cette bonne vieille méthode Coué ; je le sens, ça se passera bien, forcément, j'en suis sûr ! Et puis comme disent les Tibétains, "Si le problème a une solution, il ne sert à rien de s'inquiéter, et s'il n'en a pas, s'inquiéter ne sert à rien...
"Luc Labadie
Mercredi 19octobre2022
PS. J'ai longuement hésité avant de partager ce texte au-delà du cercle familial. A la relecture, j'ai ressenti le besoin de le faire, d’abord avec mes amis, collaborateurs et pairs les plus proches. Encouragé par certains, j’ai fini par le publier sur Facebook avant de reprendre le chemin du bureau début novembre. Je suis resté sidéré devant le nombre de personnes qui m’ont contacté, non parce qu’ils venaient m’apporter leur soutien, mais parce que sans que je le sache souvent, la plupart d’entre eux avait vécu une expérience similaire et qu’ils avaient besoin de sortir d’un tabou et d’en parler. Je partage aujourd’hui de manière plus large car j’estime que ce témoignage peut être utile aux autres, tout en alimentant la réflexion et en continuant à nourrir la discussion qui me permet d’appréhender cette phase de ma vie de façon moins solitaire et souterraine, plus positive et constructive.
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